Pour celles et ceux qui ont la plume qui démange, qui font des livres leur principale agence de voyages
La Plume qui démange
Admiratif… enfin!
Les deux dernières années de maturité – en France on dit baccalauréat – m’ont laissé des souvenirs peu glorieux de la littérature française. C’est qu’il fallait s’appuyer dix-huit livres imposés sachant que l’on n’en tirerait qu’un seul à l’examen final. J’admets certes que le choix qu’avaient effectué nos professeurs relevait de la plus grande des pertinences, mais quand on a dix-huit ans, on déteste se faire imposer quoique que ce soit. C’est comme ça!
Si Zola, Ramuz, Stendhal et Rousseau avaient trouvé quelque grâce auprès de l’ado rebelle que j’étais, d’autres ne peuvent en dire autant. J’ai particulièrement détesté Le procès-verbal de Le Clézio, Le Père Goriot dut se contenter de ma lecture du profil d’une oeuvre, je plaquai Madame Bovary aux alentours de la page vingt, Du côté de chez Swann fit un peu mieux et m’accompagna jusqu’à la petite madeleine, quant à Sartre, j’en ai eu La Nausée.
Comment avais-je pu passer à côté de pareils chefs-d’œuvre ? Les ayant depuis tous revisités, je ne crains pas aujourd’hui de battre ma coulpe. S’il en est un à qui je dois des excuses, c’est bien Jean-Paul Sartre. Je relis depuis quelques jours Les mots. Quel bonheur, quelle plume, quel trésor, que de pépites !
Alors, ne serait-ce que pour me faire pardonner, je vous en offre un petit extrait. Sartre n’est encore qu’un môme. Il vient tout juste d’apprendre à lire et dévore la bibliothèque de son grand-père chez qui il vit avec sa mère.
Les souvenirs touffus et la douce déraison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité. Je me lançais dans d’incroyables aventures : il fallait grimper sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches qui m’eussent enseveli. Les ouvrages du rayon supérieur restèrent longtemps hors de ma portée ; d’autres, à peine je les avais découverts, me furent ôtés des mains : d’autres, encore, se cachaient : je les avais pris, j’en avais commencé la lecture, je croyais les avoir remis en place, il fallait une semaine pour les retrouver. Je fis d’horribles rencontres : j’ouvrais un album, je tombais sur une planche en couleurs, des insectes hideux grouillaient sous ma vue. Couché sur le tapis, j’entrepris d’arides voyages à travers Fontenelle, Aristophane, Rabelais : les phrases me résistaient à la manière des choses ; il fallait les observer, en faire le tour, feindre de m’éloigner et revenir brusquement sur elles pour les surprendre hors de leur garde : la plupart du temps, elles gardaient leur secret.
Les mots, Jean-Paul Sartre, 1964, Gallimard. Folio 607, pages 42-43.