Pour celles et ceux qui ont la plume qui démange, qui font des livres leur principale agence de voyages
La Plume qui démange
Fin mars 2022. Dans les Bois de Jussy, au détour d’un chemin, une tête décapitée est posée sur une souche de bois. C’est le début d’une longue enquête qui va réunir et opposer les services de police de Genève et d’Annemasse et les fera remonter aux heures les plus sombres de la Seconde guerre mondiale.
Balistique, médecine légale, police scientifique ne suffiront pas à la commissaire Nadège Marignac. Il lui faudra de plus compter avec l’aide d’Antoine Forcadell, physicien retraité du CERN, Archibald Molitor, Conservateur de la faune et de la flore du canton de Genève, d’un couple de jeunes scientifiques audacieux, d’un mystérieux sourcier…
Rien n’est ordinaire dans ce roman qui allie les ressorts d’une intrigue criminelle retorse et les découvertes les plus actuelles de la science, où l’intelligence émotionnelle des plantes seconde les tâtonnements de la police, où l’harmonie de la forêt contraste avec les passions destructrices de l’homme.
Eux, ils savent !
Tome 2 de la Trilogie La Messagère
Prologue
Haute-Savoie, le 10 octobre 1943
S’ils étaient arrivés là un mois plus tôt, cela aurait été plus simple. Moins risqué.
En ce dimanche 10 octobre 1943, Siméon Rozenkopf, héros de la guerre de 14, a peur. Les Allemands, qui suspectaient le laxisme des soldats italiens chargés de contrôler les passages à la frontière franco-suisse, les ont dernièrement relevés et remplacés par un contingent de Waffen-SS. Cela a changé la donne. Siméon Rozenkopf le sait.
À son départ d’Annecy, Pierre Donastier, son ami de toujours, l’avait rassuré.
— Fais-nous confiance, Siméon, tout est parfaitement organisé. Et puis, la Haute-Savoie et en particulier La Renfile, c’est, crois-moi, l’endroit le plus sûr. Il suffit de traverser sous la route et tu débouches en Suisse. Albert, votre passeur, connaît la région mieux que sa poche.
— Que Dieu t’entende, Pierre. Merci !
Ils s’étaient longuement serrés l’un contre l’autre et Pierre avait ajouté :
— Fais-moi signe quand tu seras installé en Suisse… pour les transferts.
Siméon avait alors embarqué sa famille dans sa conduite intérieure Peugeot 402 couleur bordeaux.
Sur la banquette avant, il y a Violette, son épouse, de deux ans sa cadette. Catholique pratiquante, elle n’a jamais vraiment été acceptée par ses beaux-parents. Ils sont morts maintenant, paix à leurs cendres ! C’est elle qui a refusé de faire circoncire leurs deux garçons. Au moment de monter dans la limousine, elle s’en félicite.
Entre elle et son mari, Albert Ducret, leur passeur.
Sur le siège arrière, Henri, l’aîné de leurs enfants. Ayant contracté la poliomyélite alors qu’il n’avait que dix ans, il avait été réformé en 1935 déjà. À ses côtés, Sarah, sa femme. Elle porte dans ses bras leur fils Élie, dix-huit mois. Et puis, il y a là Anne-Marie Destrampes, la vingtaine. Belle ! Elle est fiancée à Benjamin, le cadet des Rozenkopf, envoyé au front et dont on est sans nouvelles depuis le 17 mai 1940. Elle lui a encore écrit la veille de ce 10 octobre, poste restante militaire, pour l’informer de son exil en Suisse avec sa future belle-famille. Elle le croit toujours en vie.
Il a été décidé de prendre par les petites routes de campagne. Comme l’a précisé Pierre Donastier au moment du départ, Albert Ducret les connaît bien. Longtemps berger de transhumance, il les a sillonnées des années durant avant de se sédentariser en tant que fermier de l’un des domaines agricoles propriété des Donastier.
En ce dimanche très pluvieux, les Allemands se sont calfeutrés, bien au chaud. Ducret l’avait prédit : « Par pareil temps de cochon, peu de risques de les rencontrer, ceux-là ». De fait, le voyage se déroule sans croiser le moindre Boche. Après un peu plus de deux heures de route, la Peugeot 402 fait son entrée dans la cour intérieure d’une vieille métairie aux environs de 19 heures.
Le transfert doit s’opérer de nuit. On leur sert une soupe aux légumes, du café au lait, du pain et du fromage. Vers 23 heures, on empruntera un souterrain sous la départementale qui délimite la frontière afin d’éviter les patrouilles allemandes et de rejoindre en toute quiétude la partie suisse du hameau.
Maintenant, Albert Ducret est reparti à Annecy au volant de la limousine des Rozenkopf. Elle attendra le retour de ses propriétaires dans le garage de la résidence des Donastier, retour que tout le monde espère rapide.
L’entrée du passage se trouve dans un puits désaffecté, proche de la maison. Une fois le muret franchi, on descend par une échelle avant de s’élancer à quatre pattes dans un couloir de plus de deux cents mètres.
— Vous irez à tâtons dans l’obscurité. Ne vous inquiétez pas, il est impossible de vous perdre, ce souterrain est constitué d’un seul boyau. Lorsque vous ne pourrez plus avancer, vous aurez atteint le sas. Cherchez autour de vous et saisissez un barreau métallique situé à une trentaine de centimètres du sol. C’est là qu’il vous faudra remonter. Une fois en haut, frappez à la trappe en bois. Quelqu’un vous ouvrira.
Siméon passe le premier, suivi de sa femme Violette, puis de Henri et de son épouse qui porte son bébé attaché au-dessus de son ventre, face contre elle. Anne-Marie Destrampes prend la place d’ultime processionnaire. On avance lentement, à quatre pattes, tête baissée. Le sol est détrempé. L’humidité et la boue collent aux habits. Le tunnel est si étroit que les parois glaiseuses s’agriffent aux épaules de Siméon, crépissant sa veste de chasseur d’une couche de terre froide et lourde. Les genoux sont douloureux. L’oxygène est rare, l’odeur de vase, écœurante. On respire mal, on se tait. Violette qui souffre de claustrophobie s’accroche aux pieds de son mari. On les a prévenus, il faudra bien compter une demi-heure, voire plus. Les minutes sont interminables. Et puis ce noir absolu. Tous ont fermé les yeux.
Au bout de ce qui leur semble une éternité, la tête de Siméon vient finalement buter contre un obstacle.
— Je ne peux plus avancer, nous y sommes.
La voix de Siméon, bien qu’étouffée, résonne comme une libération.
À tâtons, il caresse les parois autour de lui. Le marchepied est là. Il tente de se redresser. Son dos lui fait mal, refuse de se remettre d’aplomb. Péniblement, il attrape un deuxième échelon, puis un troisième, il se déplie peu à peu et, après un dernier effort, se retrouve debout. Prenant une forte inspiration, il se hisse lentement à la manière des plongeurs sous-marins, fait des pauses, comme pour respecter les paliers de décompression. Au fur et à mesure de son ascension, le reste de la famille lui emboîte le pas. Violette, derrière lui, serre les dents, ragaillardie, la fin du calvaire est proche. Elle ne sent pas même les petites mottes de terre qui se détachent des semelles de son mari et qui lui tombent sur la tête.
La montée est longue, bien plus que ne l’a été la descente de l’autre côté de la frontière.
De pénibles minutes se sont écoulées lorsque la main de Siméon frappe enfin à la trappe qui obstrue la sortie.
Le battant de bois s’ouvre. Le vent, par rafales, projette sur son visage de grosses gouttes de pluie. L’obscurité est presque aussi totale que sous la terre. C’est tout juste s’il distingue à quelques centimètres de ses yeux une paire de chaussures de montagne crépies de boue et détrempées qui lui font face. Un bras se tend vers lui. L’homme qui sans un mot l’aide à s’extraire a la tête cachée sous une capuche. Si ce n’était le bruit de la pluie et du vent, le silence serait total. Un sentiment de malaise l’étreint soudain. Siméon est inquiet. Tous les sens en éveil, ses gestes se font lents. C’est lui maintenant qui tend la main à sa femme, puis c’est au tour de Henri. Sarah Rozenkopf a détaché Élie qu’elle portait autour de sa poitrine. Délicatement, elle le confie à Anne-Marie qui la suit.
— Tu me le passeras quand je serai dehors.
Elle a à peine terminé sa phrase, qu’un énorme projecteur mobile posé sur le plateau arrière d’un Kubelwagens’allume tel un éclair. Le vacarme des fusils que l’on charge se fait entendre dans un fracas métallique.
Debout, au milieu de la cour, aveuglée, Sarah, faisant preuve d’une présence d’esprit inouïe — intuition maternelle ? — donne un violent coup de pied à la trappe entrouverte qui se referme brutalement sur Anne-Marie Destrampes et le bébé qui, terrorisé, se met à hurler comme une bête qu’on égorge.
Le vacarme de la pluie et du vent, le ronron des moteurs diesel que l’on vient de démarrer et les cris des soldats allemands excités par leur moisson nocturne remplissent l’espace. Hébétés, muets, les Rozenkopf, les bras ballants, le torse penché en avant, se laissent hisser dans un fourgon de la police militaire sans la moindre résistance. Assis sur le banc latéral, la tête dans ses mains, Siméon Rozenkopf murmure : « ce n’est pas possible, nous sommes en Suisse ici, de l’autre côté de la frontière. Que font là ces Allemands ? Que font là ces Allemands ? »
On entend sonner minuit au clocher de l’église lorsqu’on les emmène 21, rue de la Gare à Annemasse, à l’Hôtel Pax, transformé depuis peu en prison.
* * *
Violette et Sarah seront envoyées en camps de concentration d’où elles ne reviendront jamais. Siméon et son fils Henri seront passés par les armes, l’un le 7 décembre 1943, l’autre le 29 janvier 1944, aux côtés de Gustave Pellet, André Chappuis, Adrien Gouffi, Fernand Viollet, Louise et Fernand Jenatton, tous accusés d’actes de résistance.
PREMIÈRE PARTIE
S’il fallait un jour que les forêts disparaissent, l’homme n’aurait plus que son arbre généalogique pour pleurer. Albert Einstein
Mars 2022
1.
Horrifiés, les deux hommes se sont arrêtés. Sans dire un mot. À l’orée de la forêt, sur une vieille souche couverte de mousses, est posée une tête décapitée, cheveux en bataille, la barbe hirsute, ensanglantée, les yeux terrorisés, la bouche qui n’abrite plus que quelques dents est grande ouverte et laisse deviner une gorge profonde, noire. Une casquette John Deere vert et jaune, visière à l’arrière, est vissée dessus.
Archibald Molitor est le premier à tenter un pas en avant. Antoine Forcadell a mis une main devant les lèvres.
Ils stoppent net à deux mètres du tronc.
— Je crains que nous ne puissions plus rien faire pour lui. Couldn’t be more dead !
Le cynisme d’Archibald laisse Antoine pantois.
— Je ne suis pas sûr d’apprécier votre humour.
— Ne vous ai-je pas dit que ma mère est anglaise ? Seule une Anglaise peut avoir le mauvais goût d’appeler son fils Archibald. Voyez-vous, mon cher, il m’apparaît qu’en pareilles circonstances, il est nécessaire de faire preuve d’un peu de détachement. Sinon, je vous le garantis, cet abominable spectacle vous poursuivra jusqu’à la fin de vos jours.
— Si c’était aussi simple que vous le prétendez… Mais, rassurez-moi, ce n’était pas à ça que vous pensiez lorsque vous m’avez dit vouloir me montrer quelque chose, il y a à peine cinq minutes.
— Non, évidemment non, d’ailleurs ce totem humain n’était pas là lors de mon récent passage ici.
Forcadell n’a pas entendu la réponse. Il a fait brusquement deux pas en arrière et s’est retourné pour vomir. Molitor, qui porte toujours en bandoulière son Canon EOS 5 D Mark IV, l’un des favoris des photographes animaliers, s’est mis à bombarder frénétiquement le monument.
— Quand vous aurez fini de vous vider, vous pourrez peut-être appeler la gendarmerie ?
— Laquelle ?
— Bonne question… Venez voir si vous en avez le courage. Regardez autour de ce qui reste du cou de notre homme. Étrange, non ? Cette étoile juive qui pend à cette chaînette. Elle semble avoir été découpée dans du carton.
Antoine a retrouvé une partie de ses moyens.
— Cela ne répond pas à ma question. Nous sommes pile sur la frontière. J’alerte les Suisses ou les Français ?
— Personnellement, j’opterais pour les nôtres.
Antoine Forcadell se décide et compose le 117, numéro d’urgence de la police genevoise.
2.
Antoine Forcadell et Archibald Molitor ne se connaissent vraiment que depuis quelques jours. La Conspiration Gaspard, le premier roman du premier nommé, s’était offert une petite notoriété locale, sans plus. Son héros, Gaspard de la Buandière, lui avait été inspiré par un personnage au comportement étrange qu’il avait rencontré par hasard à trois reprises en ville de Genève quelque trois ans plus tôt, sans jamais lui parler. Il en avait fait un autiste à haut potentiel, sous la direction duquel une bande de vieux savants à la retraite était parvenue à percer les mystères de l’eau.
Depuis la sortie du livre, Forcadell s’était mis à redouter que le vrai « Gaspard » tombe sur sa prose et se reconnaisse. C’était d’autant plus à craindre qu’il avait relaté, dans l’un des chapitres, et dans le détail, une anecdote véridique dont le personnage en question était le protagoniste.
Ce matin, alors qu’il y pense une fois de plus, son portable sonne.
— Monsieur Forcadell, je suis bien chez monsieur Forcadell… l’écrivain ?
— Euh, oui, si on veut. Et vous êtes ?
— Archibald Molitor, ou peut-être devrais-je dire Gaspard de la Buandière ?
— …
Antoine, dont le cœur s’est emballé, est incapable d’articuler le moindre mot.
— Monsieur Forcadell, vous êtes là ?
— Oui… oui, excusez-moi, c’est votre humour qui m’a, comment vous dire, étonné au point de me laisser sans voix.
— Mon humour ?
— Votre allusion à mon héros, Gaspard de la Buandière, on ne me l’avait pas encore faite celle-là.
— Ce n’est ni une allusion ni de l’humour, monsieur Forcadell. Je termine à l’instant votre livre et, voyez-vous, je me suis reconnu, vous m’avez utilisé comme modèle pour votre Gaspard. Comment en irait-il autrement ? Sachez que je ne suis pas sûr de correspondre au personnage fantasque que vous décrivez…
— …
— Vous ne dites rien ? Je devrais peut-être vous préciser l’objet de mon appel.
Antoine se jette sur la proposition comme sur une bouée de sauvetage.
— Volontiers, monsieur Molitor, très volontiers. Je craignais que vous ne soyez contrarié.
— On aurait pu l’être à moins, mais je ne vous cacherai pas que j’ai fini par m’y attacher, à votre Gaspard, mon jumeau en quelque sorte.
— Et donc, vous m’appelez pour ?
— Pour vous inviter à une rencontre.
— À propos de…
— De Gaspard de la Buandière et... de la mémoire de l’eau.
— J’ai bien peur de ne pas en savoir beaucoup plus que j’en…
— Vous en saviez suffisamment pour écrire La Conspiration. Et puis, vous êtes bien physicien, n’est-ce pas, docteur même, c’est ça ?
— Effectivement, mais en quoi mes compétences pourraient-elles vous être utiles ?
— Je suis le conservateur de la faune et de la flore du canton de Genève, monsieur Forcadell. Il se trouve, voyez-vous, qu’un certain nombre de circonstances plus ou moins fortuites ont fait que je me suis mis en tête de décrypter le langage des arbres.
— Le langage des arbres ?
— Vous avez bien entendu. Vous ne connaissez pas ? Nous savons aujourd’hui qu’au sein d’une forêt, ils communiquent entre eux et je serais très curieux d’apprendre ce qu’ils se racontent.
— Et vous avez besoin de moi ?
— Oui.
— Et ?
— Parce que je suis parvenu à la conclusion qu’ils font entre autres appel à celle que votre Gaspard nomme la Messagère.
— L’eau ?
— Elle-même !
3.
Antoine Forcadell avait proposé un rendez-vous le lundi suivant au Café du Lys. C’est là que, trois ans plus tôt, il avait croisé pour la première fois l’homme qui venait de lui téléphoner. Cette rencontre, Antoine en avait gardé un souvenir précis. Ce jour-là, sa curiosité avait été attirée par un grand bonhomme dégingandé, assis à quelques tables de la sienne et qui semblait s’être perdu dans l’observation d’un verre d’eau. L’étrangeté de l’individu l’avait amené à envisager d’en faire un personnage clé du roman qu’il se proposait d’écrire. Il l’avait baptisé Gaspard, Gaspard de la Buandière. Il avait, pensait-il, une tête à s’appeler Gaspard…
Archibald Molitor arrive enfin, très en retard. Au temps pour moi et mes ponctualités maladives, sourit Forcadell.
Il n’a pas changé. Très grand, lunettes, épaisseur cul de bouteille, nez péninsulaire, il a le visage peut-être un peu moins émacié. Il ne porte pas une gabardine trop large à la Columbo, comme il l’en avait vêtu dans son roman, mais une salopette de travail vert asperge arborant fièrement les armoiries de la République et Canton de Genève. Sur ses cheveux en pagaille, il a posé un bob couleur kaki.
Sans présenter la moindre excuse pour son retard, Archibald Molitor, entré en coup de vent, tend la main à Forcadell tout en s’asseyant.
— Cela me fait tout drôle de vous rencontrer, monsieur Forcadell.
— Et moi donc, lui répond Antoine, reposant la Tribune de Genève sur la table.
— Vous lisiez l’article sur le Servette ?
— On ne peut rien vous cacher. J’aime le football, et le Servette en particulier. Et vous ?
— Voilà un premier point commun.
On est parti pour le round d’observation ! On s’apprivoise !
La mise en bouche est vite interrompue par le conservateur de la faune et de la flore.
— Pourquoi avoir proposé ce rendez-vous ici, monsieur Forcadell ? Vous vouliez revoir Gaspard ?
Antoine ne s’était pas attendu à la question.
— Peut-être. C’était peut-être pour moi l’occasion d’exorciser Gaspard, de, comment dire, me débarrasser de lui.
— C’est toute la gratitude que vous avez à son égard ?
— Il n’en saura rien.
Ils éclatent de rire. Forcadell poursuit.
— Je vous ai peut-être demandé de venir au Café du Lys pour boucler la boucle. Gaspard m’est apparu ici, et c’est ici qu’il doit disparaître.
— Just up to you ! J’aurais tout de même une question. Comment avez-vous su que je possédais une Dodge Challenger couleur or métallisé ?
— Le hasard, Archibald, vous permettez que je vous appelle Archibald ? Je vous ai vu un jour en fâcheuse posture attendant quelqu’un, votre Dodge à moitié sur la chaussée, l’autre sur le trottoir. Du côté des Pâquis !
— Probable, en effet. Il faut admettre que ce genre de bagnole n’est pas fait pour se déplacer incognito. Saviez-vous que, comme Gaspard, je l’ai héritée de mon père ?
La coïncidence les amuse.
— C’est somme toute logique. Qui, de nos jours, s’achèterait pareil gouffre à essence ? Étonnant pour un homme proche de la nature, non ?
— Je l’ai vendue à un collectionneur ! Un peu contre mon gré. Il y a beaucoup d’hypocrisie sur ce point. Quand on pense qu’un porte-conteneurs à plein régime dégage en vingt-quatre heures l’équivalent CO2 de quinze mille voitures diesel.
Archibald s’est senti obligé de se justifier. Antoine en remet une couche.
— Oui, c’est inadmissible. Trop facile de culpabiliser le petit peuple ! Pendant ce temps, on évite de prendre les décisions qui s’imposent. Parfois, lorsque je coupe l’eau de ma douche pendant que je me savonne, je trouve cela bien dérisoire.
— Ce sont pourtant les ruisseaux qui font les fleuves.
4.
Quelques jours plus tard, sur le chemin forestier couvert du tapis des feuilles mortes de l’automne précédent, la Deux Chevaux fourgonnette d’Archibald Molitor fait des sauts de rodéo et slalome entre les arbres. Depuis qu’ils sont entrés dans les bois de Jussy, les deux hommes n’ont pas prononcé un mot. Et pour cause, le bruit du moteur de l’AK400 millésime 1971 ne laisse place à aucune concurrence sonore. Le soulagement d’Antoine Forcadell est visible lorsqu’enfin Archibald coupe le contact aux abords d’une clairière.
— Ça fait du bien quand ça s’arrête. Ils n’ont pas plus confortable que cette guimbarde à l’État de Genève ?
— Cette guimbarde, comme vous dites, eh bien, on n’a rien inventé de mieux pour parcourir ces espaces.
Archibald est vexé. Sa fourgonnette 2CV c’est son bébé. Achetée d’occasion en 1983, à peine le permis de conduire en poche, cela fait exactement trente-huit ans qu’il la bichonne. Elle est son outil de travail et sa résidence secondaire. L’arrière a été aménagé en studio-ambulant. Et puis, grâce à ses très larges vitres latérales, elle lui sert de poste d’observation pour assouvir sa passion de photographe animalier.
— Peut-être devrais-je, pour monsieur Forcadell, faire usage du Subaru e-Boxer officiel ? Son estomac serait ainsi préservé.
— Ne le prenez pas comme ça. Je suis désolé, je ne voulais pas vous blesser.
Il y a de l’excuse sincère dans le ton d’Antoine.
— Ce n’est rien. Et puis, le cadre n’est pas propice aux conflits, avouons-le.
Fin mars début avril, les yeux s’émerveillent de ces millions de bourgeons qui explosent en de petites taches vert tendre. Ils témoignent de la résurrection printanière. Les racines mobilisent les réserves de sucres accumulées qu’elles ont stockées et les envoient à l’étage supérieur de l’arbre comme carburant de démarrage. D’ici quelques semaines, les feuilles se seront suffisamment développées pour subvenir seules aux besoins énergétiques de l’arbre.
Antoine, qui se demande de quand date sa dernière balade en forêt, revoit avec émotion ces éclosions de vie qui lui étaient si familières dans son enfance, alors que lui et ses camarades jouaient à Tarzan dans les bois du Château de Coppet. Ils étaient traversés par un ruisseau, le Greny, dont la profondeur en cas de pluies prolongées n’excédait pas la hauteur de leur nombril. Ils l’avaient néanmoins baptisé le Grand Canyon. Cela en jetait et donnait plus de lustre à leurs exploits qui consistaient notamment à passer d’une rive à l’autre pendus à de vieilles lianes qu’ils avaient tressées eux-mêmes en utilisant des tiges de chèvrefeuille. En tombant lourdement dans le ru, son copain Étienne, qui, gamin, frisait l’obésité, avait démontré l’amateurisme des jeunes apprentis vanniers. Il s’était cassé la clavicule.
Effet de l’âge ? Il lui arrivait de plus en plus souvent de ressentir de la nostalgie à l’évocation de son enfance. Son village de Coppet, construit sur les berges du lac Léman, entre Genève et Lausanne, resterait à tout jamais dans sa mémoire comme un écrin de bonheur. Celui d’une famille heureuse et dont les soucis bien légitimes des parents n’avaient jamais été portés aux oreilles ni à l’intuition de leur progéniture.
Le parc du Château était entouré de murs de pierre et de clôtures. Bien qu’aucun panneau ne l’ait jamais précisé, son accès était interdit aux gamins du village. Cela ne les avait jamais empêchés d’en faire, avec le « stade » de football attenant, leur terrain de jeu préféré. Au nord du parc passait la grande ligne de chemins de fer reliant le plateau suisse, de Genève à Romanshorn via Berne et Zurich. Le trafic ferroviaire y était déjà important dans les années soixante.
La lumière tamisée des bois de Jussy en ce matin de fin mars renvoyait Antoine à celle souvent intense qui irradiait les voies ferrées lorsqu’ils s’en approchaient pour jouer aux cowboys et aux Indiens. Ces derniers se cachaient derrière les troncs d’arbres alors que les autres posaient sur les rails — préalablement badigeonnés d’huile alimentaire — des cailloux savamment choisis. Il n’y avait plus qu’à attendre le prochain convoi. Au seul cri de « planquez-vous ! », tous leurs petits cœurs se mettaient à battre de plus en plus fort. On courait dans tous les sens comme effrayés par l’arrivée du plus imposant des bataillons de cavaleries, pendant que, se tapotant la bouche avec frénésie, les Indiens hurlaient des vouhouhou alarmistes. Au passage du convoi, on se couchait sur le ventre alors que les grosses roues métalliques projetaient les fragments de cailloux dans toutes les directions.
À ce souvenir, Antoine affiche un large sourire d’auto-indulgence.
Et puis, comme pour gâcher son plaisir, lui revient en mémoire l’épisode le plus traumatisant de son enfance. Alors qu’ils attendaient tous l’arrivée d’un train destiné à leur tirer dessus, le vieux Bénédict, l’ivrogne du village, s’était avancé en titubant sur les voies. Ils avaient tous hurlé. Le cheminot avait appuyé sur l’avertisseur durant d’interminables secondes. Lorsque Bénédict l’avait enfin aperçu, il était trop tard. Antoine revoyait la trajectoire de sa tête ahurie brutalement arrachée à son corps. Elle avait été projetée en l’air à quelques mètres de lui.
— Nous sommes en bordure de la réserve naturelle côté-est. C’était autrefois une zone hostile et insalubre, faite de marécages. On disait que c’était un repère de diables et de sorcières. Mais, ils ont déserté depuis longtemps. It’s a shame !
Remettant le moteur en marche et redémarrant, il poursuit.
— Je voulais juste vous montrer l’endroit. C’est ici que notre caméra « espion » a photographié un loup, il y a de cela quelques jours.
Antoine reste sans réaction.
— Vous êtes avec moi, Antoine ?
— Excusez-moi, je me remémorais de drôles souvenirs. Vous disiez ?
— Je disais que c’est ici que notre caméra « espion » a capturé une image de loup.
— Il y a des loups à Genève ? Aurais-je raté quelque chose ?
— Non, non. C’est secret pour le moment. Nous craignons que la population ne panique. Vous savez, Antoine, ce prédateur est pratiquement inoffensif pour l’homme, surtout lorsqu’il se trouve sur le territoire de celui-ci. Mais la croyance populaire…
Archibald Molitor hausse les épaules de dépit.
— Toujours est-il que maintenant que je suis informé, vous ne me verrez jamais me balader dans ces bois tout seul.
— Je vous assure, si vous le croisez, il va s’arrêter, bien en face de vous. Il va vous regarder avec attention et, au bout de quelques secondes, il fera demi-tour en vous jetant une œillade d’indifférence tout en dandinant ses fesses.
— Tout de même…
— Votre réaction me conforte dans la décision que nous avons prise de ne pas ébruiter l’événement.
Brusquement, Archibald Molitor quitte la route d’un coup de volant intempestif et, après une embardée, stoppe la voiture sur un terre-plein aménagé en espace de stationnement en bordure d’une place de pique-nique.
— Continuons un bout à pied. J’aimerais vous montrer quelque chose.
Cent mètres plus loin, une tête d’homme est posée sur une souche. Ils s’arrêtent, pétrifiés, se regardent comme pour chercher chez l’autre confirmation de la réalité de ce visage horrifié qui semble les observer, les yeux tétanisés.
C’est Bénédict qui me poursuit.
LA CONSPIRATION GASPARD
Et si le mystère de l’eau était enfin percé ? Et si Gaspard de la Buandière — diagnostiqué autiste à l’adolescence — et son équipe de vieux savants excentriques à la retraite réussissaient là où, des siècles durant, les plus grands génies se sont cassé les dents ? Antoine Forcadell, ancien physicien du CERN, les rejoint à point nommé pour donner une nouvelle impulsion au projet. Leurs découvertes portent en elles l’espoir d’un monde meilleur. Ce n’est pas du goût des géants de la finance et de la chimie... des pharmas en particulier. Des fuites mettent la bande à Gaspard en danger : cadavre retrouvé dans la Neva, laboratoire saccagé, menaces de mort...
La Genève internationale et la campagne vaudoise servent de toile de fond à ce roman où la rigueur scientifique se marie tout naturellement à la fantaisie. Loin de se cantonner à des considérations pointues et dérangeantes sur ce que l’on a appelé la mémoire de l’eau, l’intrigue file à toute allure de petits cafés de quartier en laboratoires clandestins, de chambre d’hôpital en salle de commissariat, de mansarde d’étudiant en centre de recherche agronomique, de Carouge à Puplinge… et à Wuhan.
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LA CONSPIRATION GASPARD
Premiers chapitres
PREMIÈRE PARTIE
« … un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux ; c’est d’ailleurs ce qu’on en attend. » Nicolas Bouvier, Journal d’Aran
Il avait écarquillé les yeux comme si Antoine lui avait annoncé la chute imminente d’une météorite sur la ville. Sa surprise était telle, qu’il mit quelques secondes avant de réagir.
— J’ai bien entendu, Antoine, tu viens bien de me dire que ton désir le plus cher serait d’écrire un livre, c’est ça, c’est bien ça ?
— Il n’y a pas mort d’homme tout de même.
— Non, mais je m’attendais… qu’est-ce que j’en sais, à ce que tu aies par exemple envie de suivre des cours de russe toi qui adores Dostoïevski, ou de voyager, ou de t’investir dans le bénévolat, avec ton âme de saint-bernard. Au pire, de séduire ta nouvelle voisine de palier depuis le temps que tu me parles d’elle.
Il fait une pause et fixe Antoine droit dans les yeux.
— Mais, admets qu’écrire un bouquin, toi ?
— Oui, moi. Comme tu dis, Étienne, moi ! Tu ne m’en crois pas capable ?
— Si, mais…
— Mais…
— Mais à ton âge, ça frise la vanité, mon gars.
Ces deux-là étaient des amis improbables, liés par un attachement de circonstance dont l’acte de baptême remontait à la maternelle. Le mais de principe faisait partie des gênes d’Étienne, alors que le oui souvent impulsif était inscrit dans l’ADN d’Antoine. Le secret de leur complicité résidait sans doute dans ce regard différent qu’ils portaient à leur rapport à la vie.
Ils se rencontraient régulièrement au Café du Lys, à l’angle de la Rue de l’École-de-Médecine et de la rue des Pavillons. Ils aimaient l’endroit pour sa luminosité et appréciaient son côté cocooning, très vintage. Ils en affectionnaient particulièrement le petit coin salon au-dessus duquel trônait un grand cadre dans lequel étaient alignées sur dix rangées deux cent cinquante figurines en bois récupérées sur de vieux footballs de table hors d’usage. Ils les avaient comptées plus d’une fois.
À la question au demeurant banale « Maintenant que tu es retraité, c’est quoi ton projet ? », Antoine avait lancé écrire un livre sans trop y réfléchir. Au moment de son envolée, il avait senti que la boîte de Pandore de son ami allait laisser échapper son cortège de doutes, de soupçons, de défiance et même peut-être, par bienveillance — cela arrivait aussi — d’inquiétudes.
— Vanité ? Tu y vas fort. C’est ma petite voix intérieure qui t’a répondu. Elle a la sale habitude d’allumer des pétards, à moi de me débrouiller avec les éclats, tu me connais, non ?
— Oui, trop bien, peut-être.
Antoine n’avait pour ainsi dire jamais trahi sa petite voix, elle guidait ses pas. Il décida qu’elle guiderait ses mots. Il l’écrirait ce livre, quitte à en être l’unique lecteur. Ce livre, il serait son agence de voyages, avec lui il se baladerait dans sa tête, dans celle de ses personnages ; il prendrait des images de lieux qui n’existent pas ; il ressentirait le chaud et le froid de ses saisons imaginaires ; il naviguerait sur des océans chimériques, louvoierait ; il circulerait dans des villes fantômes ; il se téléporterait, s’octroierait le don d’ubiquité pour courir le monde, un monde à sa façon, oui c’est ça, à sa façon.
« Je le couvais, ce bouquin se dit-il. Depuis quand ? Depuis toujours peut-être ». De fait, sans le savoir, il le mijotait depuis qu’Aladin et sa lampe magique s’étaient invités, un soir, il y a très longtemps, et l’avaient bercé avec l’accent aimant et teinté d’espagnol de sa mère, la lectrice de son enfance.
Comme souvent, la réaction de son ami Étienne ne l’avait pas étonné. Ce dernier était de ceux qui, chaque fois que vous pensez détenir un bon projet, vous convainquent que vous venez d’accoucher d’une fausse bonne idée. Pour chaque solution, Étienne fabriquait un problème. Quant à Antoine, il était guidé par cette maxime de Sénèque. « Ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas, mais c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile ». Elle lui avait valu la mention Excellent au bas d’une dissertation de français bien des années plus tôt.
— Il faut que je file, dit Étienne à la hâte.
— Déjà ?
— Oui, je suis encore actif, moi, lui balance-t-il, un brin ironique.
Ils avaient le même âge. C’était là l’un de leurs rares points communs.
Antoine mesurait son bon mètre quatre-vingts et dépassait Étienne de bien dix centimètres. Le premier avait gardé tous ses cheveux qu’il portait mi-longs et qui étaient devenus poivre et sel avec le temps. Le deuxième affichait depuis de nombreuses années déjà, une calvitie presque complète si ce n’était un anneau de poils frisés roux qui faisait le tour de la tête et reliait les deux tempes par l’arrière du crâne. Il lui avait valu le surnom de Saturne de la part de ses collègues de bureau. Antoine s’habillait sport et ne se départait que rarement de ses paires de jeans. Étienne ne se serait jamais rendu au travail autrement qu’en costume-cravate.
Par ailleurs, Étienne était un lettreux besogneux qui, après quelques années d’enseignement, s’était tourné vers une carrière administrative au sein du Service de la jeunesse. Il y avait gravi les échelons avec aisance, grâce notamment à ses qualités d’organisateur et à un perfectionnisme pondéré des plus précieux dans ce genre de fonction. Le diable se cache dans le détail, aimait-il à répéter. Ce à quoi Antoine lui avait répondu, paraphrasant Voltaire : la postérité les négligera tous. Antoine, lui, avait à cœur d’analyser et de comprendre les systèmes, les détails, comme il disait : ce n’est pas mon truc !
Depuis quelques mois, ce dernier était entré dans le cercle de ceux qu’Étienne considérait comme les perdus pour la société, les désormais retraités, acteurs définitivement en retrait des choses importantes de la vie.
Après le départ d’Étienne, Antoine s’était mis à observer l’un des rares clients du Café. Il ne l’avait jamais vu.
L’homme se tenait de profil, deux tables plus loin, exposant sans la moindre gêne un de ces nez qui auraient pu inspirer Rostand. Était-ce cette péninsule hors normes ? Était-ce cette paire de lunettes aux lentilles anti-balles ? Gaspard — Antoine choisit de l’appeler Gaspard — observe son verre d’eau depuis au moins cinq minutes. Il reste là, bouche tombante, les yeux rivés sur le liquide transparent. Qu’y a-t-il de plus banal qu’un verre d’eau ? Antoine n’a jamais vraiment compris les gens qui commandent de l’eau au bistrot. Il en coule de l’excellente au robinet, à la maison. C’est du moins ce que prétendent les services industriels de la Ville. L’homme au long nez aiguise sa curiosité. Il a largement le potentiel d’un personnage de roman. S’étant soudainement retourné, croisant le regard d’Antoine, l’homme au verre d’eau se lève et sort à la hâte, comme pris d’inquiétude.
Une fois la porte franchie, parvenu sur le trottoir, il enfourche un vieux vélo appuyé contre un arbre et s’éloigne, pédalant avec fougue dans la rue de l’École-de-Médecine, tête dans le guidon, direction le pont Rolex. Comment fait-il pour s’en sortir indemne dans la circulation genevoise avec ses culs de bouteilles entre les yeux et la réalité ? Antoine en serait presque inquiet. J’espère que ce n’est pas moi qui l’ai fait fuir.
2.
L’homme qui vient de quitter le café dans la précipitation habite route des Acacias la mal nommée, puisque bordée de tilleuls sur le plus clair de son parcours. Elle abrite, côté pair, des immeubles disparates dont l’alignement donne l’apparence d’une singulière incohérence architecturale. Celui dans lequel il s’engouffre est gris, de ces gris sales qui, quand il pleut, vous donnent envie de vous jeter sous le tram.
La ligne 17 passe devant l’entrée.
La maison n’a pas d’ascenseur. La montée se fait par un escalier grinçant, étroit et mal éclairé.
Sous les combles, il bénéficie d’une ancienne chambre de bonne et d’un bout de vieux grenier aménagé en studio mezzanine.
L’espace est jonché de livres, de périodiques scientifiques, de carnets de notes, de feuilles volantes, de magazines tous sujets confondus. À peine si on aperçoit quelques traces d’une moquette d’un bleu roi décoloré. Sur la table, dont il se sert rarement pour les repas, trois écrans d’ordinateur sont disposés en arc de cercle. Sur les deux parois borgnes de l’unique pièce, des centaines de livres sont alignés avec méthode sur des étagères de bibliothèques et contrastent avec le fatras qui couvre le sol.
Une fois chez lui, l’homme s’abandonne avec délice à un rituel dont il ne déroge qu’exceptionnellement. Après s’être enfoncé sur son rock in chair, il se balance lentement, scrutant alors murs et plafond avant de fixer son attention sur l’amoncellement des publications qui gisent à ses pieds jusqu’à ce que l’une d’elles se mette à clignoter telle une enseigne lumineuse qu’une énergie motivante aurait activée. Saisissant la revue dans ses mains, il l’ouvre avec cérémonial et entame ses lectures. Elles ne durent jamais bien longtemps, tant elles l’embarquent dans son imaginaire, une idée en suggérant une autre, puis une autre encore. Finalement, attiré par un besoin irrépressible de clarification, impatient de Science avec un grand « S », il succombe à l’attrait de son ordinateur et s’installe, presque en transe, devant la paroi de ses écrans.
Ce matin-là, il n’en fit rien, négligeant son rituel, il s’assit à sa table et ouvrit son MacBook Pro avec ferveur.
3.
— C’est toi qui as fait fuir notre lieutenant Colombo ? dit la serveuse du Café du Lys à Antoine.
— Tu parles du grand type qui vient de sortir ?
— Oui. Tu ne connais pas Colombo ?
— Non.
— Note qu’on ne le voit pas souvent. Je te sers un petit expresso ?
— Merci, mais j’ai ma dose. D’ailleurs, dis-moi combien je te dois. Je suis déjà en retard.
— Ça t’arrive d’être pressé, toi ?
Tout le monde dans le quartier est au courant du désœuvrement dans lequel Antoine Forcadell est plongé depuis la fin tragique de son épouse.
— Eh oui ! Babette a mis le papet au plat du jour du P’tit Vaudois. Je lui ai promis de l’aider à éplucher les pommes de terre si elle m’apprend la recette.
— Et tu vas me prétendre que tu y vas pour une recette de cuisine ? Elle a de beaux restes Babette, non ?
Elle lui adresse un regard malicieux.
La femme d’Antoine était morte deux ans plus tôt de la morsure d’un mamba noir qui s’était infiltré dans leur appartement par les sanitaires. On retrouva le reptile endormi sur le ventre de celle qui avait partagé sa vie durant plus de trente ans.
Des suites de ce drame, monsieur Berthelot, Hadrien Berthelot, un herpétologue amateur propriétaire du mamba, n’avait pas tardé à déménager. À son départ, Antoine avait ressenti un premier et léger signe de compassion à son égard. Cet exode le libérerait de la sensation désagréable de vivre sous le même toit que l’assassin de sa femme, lequel ne risquait plus, il est vrai, de nuire à qui que ce soit dans son bain d’éthanol. L’assurance RC de Berthelot s’était acquittée d’un dédommagement conséquent qui, s’il ne lui rendrait pas sa Sabine, lui avait permis de prendre une retraite anticipée et de soulager le Centre européen de recherche nucléaire du salaire d’un physicien dérangeant et dont les tendances aux interprétations métaphysiques commençaient à devenir gênantes.
Hadrien Berthelot ne lui avait jamais été sympathique ! À son arrivée, il avait convié tout l’immeuble à une pendaison de crémaillère qu’il avait mise en scène avec soin. Elle allait rester dans les annales du quartier de Florissant, lequel doit son nom à une ancienne prairie réputée pour ses nombreuses fleurs. Constitué d’édifices cossus touchant à la Vieille ville, c’est un faubourg bourgeois, d’apparence si tranquille, qu’il semble que rien ne s’y passe jamais.
Tel ne fut pas le cas ce soir-là ! À peine entrés dans le quatre pièces, une odeur de fiente avait pris les invités à la gorge. L’appartement avait été transformé en un joyeux bazar où boîtes, récipients, cages de verre et aquariums de sable et de feuilles sèches s’empilaient gaiement suggérant la présence d’hôtes plus terrifiants les uns que les autres. Au milieu du salon, debout sur une petite estrade — qui à ses yeux devait avoir valeur de chaire universitaire — Hadrien Berthelot avait procédé aux présentations d’usage.
« Et, pour terminer, juste à ma gauche, ces deux scorpions. Ils produisent l’un des venins les plus foudroyants de la planète, mais n’ayez crainte, ils ne sortent jamais », sur quoi il était parti de l’un de ces éclats de rire qui vous glacent jusqu’au squelette. « Il m’arrive, bien sûr, de laisser les plus pacifiques de mes compagnons en liberté, je leur dois bien ça. Dans ma chambre à coucher, je vis en colocation avec mon python, que j’ai appelé Romain-Émile, certains d’entre vous comprendront. Mais trêve d’érudition, si nous buvions à la santé de ce petit monde fraîchement débarqué ? »
C’est au moment où il semblait que chacun — le kir aidant — s’était un tant soit peu habitué à cet univers singulier que la catastrophe se produisit.
— On dirait des gerbilles. Vous en faites aussi l’élevage ? Vous aimez les gerbilles, Monsieur Berthaudin ? lance madame Corboz sur un ton anodin.
— Berthelot, Hadrien Berthelot.
— Oui, Betholot, pardon. Elles sont trop choux, elles me font penser à celles qu’avait ma fille quand elle était petite.
— Si vous permettez, ce ne sont là que de vulgaires souris.
Berthelot adopte un air condescendant.
— Pourquoi dites-vous vulgaires, vous ne les aimez pas ?
Silence. Il hésite.
— En fait, madame, elles constituent la pitance principale de Romain-Émile.
— Je ne comprends pas.
— Si vous préférez, je les donne à manger à mon python, il les adore.
Il fait mine de se diriger vers sa chambre à coucher.
— Vous voulez voir ? Prenez-en une dans vos mains et suivez-moi !
Figée comme une statue de sel, madame Corboz est au bord de la catalepsie. C’est alors que son mari, que tout l’immeuble surnomme le Renard, non par jeu de mots facile, mais surtout parce qu’il est aussi roux que le héros de « La soupe aux cailloux », s’exclame : « Pauvres petites bêtes, je m’en vais les mettre à l’abri de ce monstre ». Se saisissant du carton de bananes qui abrite l’élevage de rongeurs, il se précipite vers la sortie, bousculant au passage son épouse, laquelle fait tomber trois vivariums en verre libérant une armée de phasmes que monsieur Dunant, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, prend tout d’abord pour des bouts de bois secs avant de hurler « Mais ça bouge ces saloperies ! ». Alors qu’il essaie de s’en débarrasser, Hadrien Berthelot, rouge de rage, regagne la pièce, Romain-Émile autour du cou, en rugissant « Tous dehors, fichez-moi le camp d’ici ».
Berthelot avait quitté le quartier des suites du drame causé par le mamba. Il y revenait, tel Raskolnikof, lorsque l’envie ou le besoin se faisait sentir de renouer avec les lieux du crime reptilien. Détruit, il survivait tant bien que mal à sa culpabilité et avait fait don de ses pensionnaires au Musée d’Histoire naturelle. Sa vie semblait ne plus avoir de sens. À le voir passer, l’âme en peine, Antoine ne pouvait s’empêcher de ressentir de la compassion. Il y a peu, il aurait aimé lui proposer d’aller boire un verre lorsqu’il l’avait par hasard croisé dans la rue. Berthelot s’était détourné de son chemin pour l’éviter. Il faut que je trouve une occasion de lui dire que je lui ai pardonné. Cela nous ferait du bien aux deux, s’était-il dit.
4.
L’homme de la Route des Acacias pianote depuis presque une heure sur son clavier d’ordinateur. Je sais que je connais ce type qui m’observait tout à l’heure. J’ai déjà vu sa photo quelque part, assurément un article scientifique, oui, oui, assurément. Rien sous Université de Genève. Rien sous École polytechnique fédérale de Lausanne. Et sous CERN ? Voyons, Bulletin pour la communauté du CERN. Nous y voilà. On va gentiment les passer en revue. Ça me revient, oui, oui, ce type faisait partie de l’équipe qui a traqué le boson de Higgs. Recherche : boson Higgs CERN, enter. Commençons par Wikipédia : Le 4 juillet 2012, le CERN annonce, lors d’une conférence, avoir identifié, avec un degré de confiance de 99,999 97 % (5 σ), un nouveau boson dans un domaine de masse de l’ordre de 125–126 GeV c−2, qui paraît compatible avec celui du boson de Higgs. Et voilà la photo de groupe. Deuxième depuis la gauche : Antoine Forcadell. Intéressant. Il faut que je creuse avant d’en parler aux autres.
A suivre…